The Mops: inter­view de Daniel Selig et Otto T.

Pourquoi avez-vous voulu parler de la scène alter­na­tive ?

Otto T. : On voulait parler de gens qui essayent de vivre de leur musique, et de la créa­tion à plusieurs. Ce que Daniel et moi on connaît le mieux en commun, c’est l’édi­tion alter­na­tive, le fanzi­nat. Daniel connaît aussi le milieu de la musique, du punk, des labels indé­pen­dants. Sachant qu’il est plus jeune que moi, donc on avait deux visions un peu déca­lées dans le temps de l’évo­lu­tion d’un collec­tif.
Daniel : Je pense que les galères et l’en­thou­siasme sont présents dans n’im­porte quel domaine créa­tif, à n’im­porte quelle échelle. De nombreuses facettes de ce livre trou­ve­ront écho chez des personnes impliquées dans le théâtre, le cinéma, l’édi­tion… On a voulu parler de la scène alter­na­tive parce que c’est là où se trouve 99 % de la créa­ti­vité. Dans n’im­porte quel domaine artis­tique, la plupart des acteur·ices opèrent dans un quasi-anony­mat et ne seront jamais connu·es au-delà d’un public de niche. Les rares qui vivent de leur art ne sont pas du tout la norme, même si ce sont ces personnes qui ont le plus de visi­bi­lité et qui donc, para­doxa­le­ment, défi­nissent l’art auprès du public plus large.
La scène under­ground n’a pas beau­coup d’illu­sions vis-à-vis de la recon­nais­sance de sa pratique artis­tique, et dans de nombreux cas reven­dique cette non-commer­cia­li­sa­tion comme un enga­ge­ment poli­tique : faire de l’art pour de l’art, dans des systèmes écono­miques paral­lèles, au détri­ment du profit, voire de la renta­bi­lité.

Vous avez tous les deux une expé­rience de la musique alter­na­tive et du fanzi­nat. Comment a-t-elle nourri ce livre ?

Otto T. : Le terme « alter­na­tif » me gêne. Le mot seul suppose qu’il y a un monde « mains­tream » et un monde « alter­na­tif », et ce n’est pas du tout comme ça que je le vis. Pour moi le fanzi­nat, le do-it-your­self (DIY) ont toujours fait partie de ma vie. Peut-être parce que je vis à Poitiers, où le secteur asso­cia­tif est très déve­loppé, ce qui fait que j’ai toujours fait partie d’as­so­cia­tions plus où moins grosses ; j’aime le côté convi­vial des assos, je fais partie aussi des éditions Flblb, membres du Syndi­cat des éditeurs alter­na­tifs, on est un collec­tif et même si c’est notre métier on est toujours dans un esprit de débrouille.
Daniel : Le fanzi­nat et surtout la musique repré­sentent une grande partie de ma vie, c’était donc facile de trou­ver des anec­dotes pour étof­fer l’in­trigue. Les quatre membres du groupe repré­sentent en quelque sorte quatre atti­tudes possibles face à la créa­tion musi­cale. Quelle est la fina­lité de ces morceaux qu’on compose, qu’on joue, qu’on enre­gistre et qu’on publie ? On peut répondre à cette ques­tion de plusieurs manières et on voulait explo­rer chaque facette à travers un des person­nages. Cela dit, je pense que notre vision s’ac­corde plus avec celle d’Oriane, qui est de fait deve­nue la person­nage prin­ci­pale.

Votre histoire se situe dans les années 2000. En quoi cette période est-elle repré­sen­ta­tive d’un tour­nant dans l’in­dus­trie cultu­relle ?

Otto T. : Dans les années 2000 inter­net est devenu un outil de commu­ni­ca­tion prépon­dé­rant, l’épi­sode où les Mops produisent leur premier album avec un label installé à Port­land est lié au déve­lop­pe­ment du web. Moi-même je me sens d’une géné­ra­tion qui a vécu cette trans­for­ma­tion de la société. Ça nous semblait inté­res­sant de situer l’his­toire des Mops à ce moment-là, : il y a un tour­nant, vont-ils le prendre ou pas ?
Daniel : On voulait racon­ter la vie d’un groupe de rock en mettant l’ac­cent sur la partie créa­tive et les ambi­tions diffé­rentes au sein du groupe. En tant que scéna­riste, il me semblait plus facile mais aussi plus inté­res­sant d’ex­plo­rer ces aspects sans parler d’in­ter­net, qui a boule­versé le monde de la musique du point de vue de la créa­tion, de la promo­tion et de l’écoute. Je suis très critique vis-à-vis de beau­coup de ces nouvelles tech­niques d’écoute (smart­phones, plate­formes de strea­ming, etc.) et abor­der cela aurait complè­te­ment changé la direc­tion du livre. Cepen­dant, il nous a semblé impor­tant de mention­ner ce phéno­mène, donc la trame prin­ci­pale se passe aux débuts de l’in­va­sion d’in­ter­net, quand des outils comme Myspace commençaient à se déve­lop­per.

Vous avez choisi de créer un groupe fictif. Qu’est-ce que la forme de la fiction vous permet d’abor­der par rapport au docu­men­taire ? Comment avez-vous composé avec les codes du Biopic ?

Otto T. : Il y a des péri­pé­ties en commun dans nos deux parcours. La fiction allait de soi, d’au­tant qu’on voulait évoquer des choses parfois néga­tives. Les person­nages sont en tension entre leurs aspi­ra­tions
person­nelles et le groupe, ça occa­sionne des prises de becs, des compor­te­ments pas très chouettes, qu’on a pu nous-mêmes avoir, ou subir. Pour en parler sans prendre de pincettes, la fiction c’est quand même plus confor­table.
Daniel : La plupart des biopics musi­caux ne traitent que de groupes deve­nus mondia­le­ment connus : on a l’im­pres­sion que les Stooges répé­taient dans leur cave un jour, et que le lende­main ils jouaient devant des milliers de personnes. Ces histoires ne sont pas repré­sen­ta­tives de la grande majo­rité des groupes de rock. Même « Anvil », supposé rela­ter la vie d’un groupe de métal « inconnu », présente les membres du groupe comme des ratés parce qu’ils doivent bosser à côté pour pouvoir faire de la musique, ce qui est complè­te­ment normal, surtout aux États-Unis où il n’existe pas de système compa­rable à l’in­ter­mit­tence (et même en France, il est rare de remplir ses heures d’in­ter­mit­tence avec un groupe de rock!).
Le type de groupe que l’on voulait mettre en scène est un groupe inconnu, donc on l’a inventé. Faire « plier » un groupe réel à une volonté d’au­teur est un reproche que je formule à l’en­contre de nombreux biopics. Notre but est de parler de la créa­ti­vité à une échelle humaine.

Vous êtes tous les deux dessi­na­teurs et scéna­ristes. Comment avez-vous décidé de vous répar­tir le travail ?

Daniel : Au début du projet on écri­vait et dessi­nait tous les deux, en s’en­voyant des pages de scéna­rio, des idées de scènes et des passages de quatre ou cinq pages dessi­nées au brouillon. Je pense que le fait que l’on soit tous les deux dessi­na­teurs et scéna­ristes nous a permis de poser plus rapi­de­ment les fonde­ments de l’his­toire, que ce soit les scènes impor­tantes, les looks des person­nages ou encore le système de décou­page.
Otto T. : Au bout de quelques temps, ça nous a paru aller de soi que Daniel (qui a l’ex­pé­rience de la musique, des groupes, des concerts) scéna­rise, et que je dessine. Mais on a conti­nué à travailler en ping-pong, je dessi­nais les scènes que m’en­voyait Daniel, je réécri­vais les dialogues, je suggé­rais des scènes, on en discu­tait. Au bout du compte Daniel est arrivé à un scéna­rio complet, que j’ai dessiné. À l’in­verse Daniel m’a apporté de la doc et des idées de mise en scène liées à son expé­rience des concerts et répé­ti­tions.

Daniel : C’est la première fois que je ne travaille que le scéna­rio d’un livre, sans m’oc­cu­per du dessin. C’était parfois frus­trant parce que j’avais envie de dessi­ner quelques scènes que j’avais écrites, mais la plupart du temps c’était plutôt jouis­sif de pouvoir écrire « une cinquan­taine de gens composent une foule en délire » et de ne pas avoir à la dessi­ner !

Beau­coup voient dans le succès commer­cial ou média­tique la vali­da­tion d’une carrière artis­tique. Est-ce contre ce préjugé que vous avez bâti votre intrigue ?

Otto T. : Je ne crois pas qu’on ait construit ce récit contre un préjugé. On avait envie de montrer des choses qu’on ne voit pas trop habi­tuel­le­ment dans la façon dont on repré­sente les groupes de musique et les artistes en géné­ral. Quand un artiste parle de sa carrière à la radio ou à la télé, c’est très rare qu’il évoque comment il gagne de l’argent, quels sont ses reve­nus. C’est comme si c’était tabou.
Daniel : Le succès ne concerne qu’une infime propor­tion d’ar­tistes. Il doit donc y avoir d’autres moteurs qui animent les gens : appor­ter sa pierre à l’édi­fice, voir du pays, imagi­ner quelque chose d’ori­gi­nal, créer à plusieurs, fabriquer des moments de convi­via­li­té… Dans le milieu DIY il n’y a pas seule­ment des groupes, il y a aussi des orga­ni­sa­teur·ices, des cuisi­nièr·es, des labels, des conduc­teur·ices, des promo­teur·es, même des patrons de bars, ou des asso­cia­tions qui prêtent leurs locaux… et souvent les gens jouent sur plusieurs tableaux, d’où l’ap­pel­la­tion DIY (Do It Your­self). Dans ce milieu, le succès s’ap­pa­rente à une soirée au cours de laquelle les groupes ont bien joué, ont pu être payés correc­te­ment, où le public a répondu présent dans une ambiance convi­viale et sans agres­sions. Les artistes se voient souvent comme « en deve­nir » plutôt qu’ac­com­plis ou non-accom­plis. Jouer dans un groupe, c’est sans cesse penser au prochain concert, au prochain morceau composé, à la prochaine sortie, à la prochaine pédale d’ef­fets… C’est une façon de vivre en mouve­ment.

l’in­trigue se situe à Toulouse, pourquoi cette ville ?

Otto T. : moi ça me semblait impor­tant qu’on nomme la ville où ça se passe, car dans le milieu musi­cal on parle toujours de la scène de telle ville ou telle autre. Daniel vivant à Toulouse, et faisant de la musique à Toulouse, c’est venu tout natu­rel­le­ment.
Daniel : J’ha­bite à Toulouse depuis 2012 et c’était une bonne taille de ville pour notre histoire : un lieu qui soit propice à l’exis­tence d’une grande scène musi­cale avec tout ce que cela implique : des salles de concert, des bars, des squats, de nombreux groupes qui se connaissent (ou pas), des labels, des agen­das de concerts, des maga­sins de musique, etc. La plupart des grandes villes en France sont très connec­tées par le biais d’as­so­cia­tions, de groupes en tour­née, de labels, etc. Paris est à part dans le milieu de la musique dans le sens où même si les forma­tions pari­siennes sont les plus média­ti­sées, ce ne sont pas forcé­ment celles qui tournent le plus ou qui parti­cipent le plus à l’éco­sys­tème de la musique under­ground

Les divers membres de The Mops ont des goûts diffé­rents, parfois très diffé­rents si on pense à Marc aux claviers qui vient de la musique clas­sique : vous aviez envie de racon­ter quelque chose avec ça ?

Otto T. : Oui, bien sûr. L’idée qu’une créa­tion collec­tive est la somme des indi­vi­dua­li­tés. Créer en collec­tif c’est comme être un artiste à plusieurs : Les Beatles une fois sépa­rés ne font plus la musique des Beatles, les Monty Python ne sont les Monty Pythons que lorsqu’ils sont ensemble etc. Ce que j’ai pu créer avec d’autres, je ne l’au­rais pas fait tout seul, dans le sens où faire avec d’autres m’a emmené sur des voies que je n’au­rais pas prises si j’avais été tout seul. En plus je trouve ça très stimu­lant de créer à plusieurs : les idées rebon­dissent, on s’épaule, on se complète.
Que Marc vienne d’un autre milieu musi­cal amène pour moi l’idée qu’un groupe c’est avant tout des rencontres : on n’a pas forcé­ment les mêmes goûts au départ, mais on s’en­tend bien pour créer ensemble.
Daniel : Cela nous permet­tait de racon­ter diffé­rents points de vue, ce qui a une valeur narra­tive signi­fi­ca­tive, mais aussi de témoi­gner du fait que les collec­tifs sont souvent plus que la somme de leurs éléments : dans un groupe de musique, c’est plutôt enri­chis­sant si les membres n’écoutent pas tous la même musique, sinon ça devien­drait vite du pastiche. Les groupes les plus origi­naux incor­porent souvent des éléments qui viennent d’autres styles.

Vous abor­dez des thèmes comme la pres­sion sociale, le sexisme et les problèmes finan­ciers dans le monde de la musique, sont-ils impor­tants pour vous ?

Otto T. : Dans les années 2000–2010, #Meetoo et #balan­ce­ton­porc n’étaient pas encore appa­rus : situer l’in­trigue à ce moment nous permet­tait de faire dire à certains person­nages des choses qu’on ne dirait plus aujourd’­hui.
Sur la pres­sion sociale : tous les gens qui ont voulu se lancer dans une carrière artis­tique ont subi des réti­cences, voire des refus, de la part de leur famille – à moins de faire partie d’une famille d’ar­tistes. Parce que c’est toujours perçu comme des métiers diffi­ciles, où on tire le diable par la queue, et c’est angois­sant pour les parents qui préfè­re­raient qu’on soit prof. Les problèmes d’argent ne sont que rare­ment évoqués dans les inter­views, on dirait que les artistes ne font jamais quelque chose pour l’argent. Alors que si : faire une musique, un film, un bouquin parce qu’on a besoin d’argent, ça existe, et à l’in­verse ne pas sortir de disque, de film ou de livre pendant un certain temps parce qu’on doit prendre un travail alimen­taire pour avoir assez d’argent pour avoir le temps de créer, ça existe aussi. Toustes les artistes passent par ce genre d’aléas.

Daniel : Quand j’étais adoles­cent, la décou­verte du punk m’a intro­duit à de nombreux sujets poli­tiques, m’en­cou­ra­geant à remettre en ques­tion certaines construc­tions telles que le pouvoir, le capi­ta­lisme, le sala­riat ou le patriar­cat. Bien entendu, je me suis vite rendu compte que le milieu de la créa­tion indé­pen­dante (le punk y compris) était égale­ment touché par des compor­te­ments auto­ri­taires et oppres­santes. En jouant dans des groupes mixtes, je suis souvent témoin de sexisme envers les musi­ciennes et ma compagne avec qui je joue dans plusieurs groupes me fait régu­liè­re­ment part d’ex­pé­riences assez sidé­rantes. En ce qui concerne la pres­sion sociale, nous avons voulu fouiller les inter­stices de ces histoires et abor­der les aléas de la vie créa­tive, à savoir comment on gère le manque d’argent, de recon­nais­sance ou même de moti­va­tion.

En fait, tous ces essais de construire des choses ensemble sont non seule­ment valables mais essen­tiels. Pour un groupe connu et média­tisé, il en existe des milliers dans un succès très rela­tif, mais qui créent et jouent de la musique dans le but de contri­buer à un écosy­tème artis­tique souter­rain composé de groupes bien sûr, mais aussi de gens qui orga­nisent des concerts, tiennent des bars ou des lieux asso­cia­tifs, font à manger, passent le balai (ces rôles sont d’ailleurs échan­geables) ou se rendent à un évène­ment à prix libre. Ce sont ces gens qui composent à 99 % la réalité de la musique, et sans doute de la créa­ti­vité artis­tique en géné­ral.

Ça serait quoi la play­list idéale de The Mops ? Un ou des groupes en parti­cu­lier qui ont inspiré des person­nages ou des situa­tions ?

Otto T. : ce ne sont pas des groupes qui m’ont inspiré, plutôt des docu­men­taires : Dig de Ondi Timo­ner un docu­men­taire sur le Brian Jones­town Massacre, Anvil, de Sacha Gervasi, sur un groupe de métal. Sinon je pense que mon album préféré du monde c’est « The Queen is dead » de The Smiths, je trouve que c’est le meilleur album de ce groupe, de loin, et que ni Johnny Marr tout seul ni Moris­sey tout seul n’ont fait aussi bien par la suite.

Daniel : Play­list idéale par membre des Mops :
1 Oriane : « The Eter­nal Cowboy » de Against Me !, « Pod » des Bree­ders, « Bricks are Heavy » de L7
2 Philippe : « Blue Album » de Weezer, « Park­life » de Blur, « Parral­lel Lines » de Blon­die
3 Marc : « Sonates pour violon­celle et piano » de Beetho­ven, « Sonates pour Piano » de Brahms, « In the Court of the Crim­son King » de King Crim­son
4 Stépha­nie : « Stories from the city, stories from the sea » de PJ Harvey, « remain in Light » des Talking Heads, « The Raven » des Stran­glers