Inter­view d’Aroha Travé, autrice de Chair à canon

par Thomas Dupuis, traduc­teur du livre et éditeur

Je crois que les enfants sont toujours la « chair à canon ». Quand la situa­tion est merdique, c’est eux qui morflent en premier.

Le premier livre d’Aroha Travé est sorti en 2020 à La Cúpula sous son titre origi­nal Carne de cañon, et a remporté pas moins de quatre prix en Espagne (trois prix révé­la­tion aux festi­vals de Valence, Barce­lone et Santa Cruz, et le prix artiste émer­gente de l’as­so­cia­tion des critiques de BD, l’ACDC). Chair à canon sera publié en français aux éditions FLBLB en février 2023, traduit par Thomas Dupuis et lettré à la main par Lucie Castel.

Comment est né ton livre Chair à canon ?

Je prépa­rais une autre BD pour mon éditeur La Cúpula, et je n’y arri­vais pas. Je voulais que ce soit quelque chose de telle­ment spec­ta­cu­laire que je détaillais et je pinaillais sans cesse et fina­le­ment je me perdais dans les cases. Les années passaient et ce projet n’avançait pas. Emilio Bernar­dez de La Cúpula m’a proposé de faire une histoire plus courte, avec deux images par page.

Comme j’avais passé des années le nez dans l’autre projet, j’ai dû commen­cer celui-ci de zéro. Emilio m’a proposé de le réali­ser là-bas dans les bureaux de La Cúpula, plon­gée dans les BD avec lesquelles j’avais grandi. Et ça a marché !

Pourquoi ce titre ?

Je crois que les enfants sont toujours de la « chair à canon ». Si la situa­tion est merdique, c’est toujours eux qui morflent en premier. Quand tu es petit, toutes les choses que tu vis sont des premières fois, qu’elles soient bonnes ou mauvaises.

Et quand tu subis une situa­tion conflic­tuelle ou peu favo­rable, quand tu vis dans le chaos, souvent ta réac­tion en tant que gosse va être de le norma­li­ser et de vivre avec, parce que c’est tout ce que tu peux faire, et ça, ça te trans­forme en chair à canon.

La forme de ton scéna­rio est parti­cu­lière : ce sont des chapitres courts, qui chacun font une petite histoire, et qui réunis forment une grande histoire.

Comme le premier projet m’avait épui­sée, je voulais que celui-ci soit le plus simple possible pour moi, c’est pourquoi j’ai réflé­chi à un scéna­rio en chapitres, comme si c’était une série télé et que chaque chapitre était un épisode. Je pensais que ce serait plus facile pour moi à ce moment-là d’écrire des histoires courtes.

Tu va cher­cher ton inspi­ra­tion dans tes souve­nirs ?

Pour une grande partie. Toutes les histoires ne me sont pas arri­vées qu’à moi, certaines sont basées sur des choses qui sont arri­vées à des amis ou à d’autres enfants du quar­tier, mais l’am­biance géné­rale est simi­laire : on n’a pas vécu les mêmes choses mes person­nages et moi, mais on a en commun ce truc d’af­fron­ter des situa­tions très dures comme si c’était normal, comme si la vie était comme ça.

Chair à canon est comme le portrait d’un micro­cosme, tu as étudié la socio­lo­gie ? L’an­thro­po­lo­gie ?

Des amis qui sont venus visi­ter mon quar­tier récem­ment m’ont dit « c’est comme dans Chair à canon ! ». J’ai juste regardé par la fenêtre de mon appart’, dans le quar­tier où j’ai grandi. J’ai observé ce qui se passait autour de moi, et que je le veuille ou non y avait des trucs qui se passaient. Souvent je veux être tranquille mais en bas sur la place y’a des types qui se tapent dessus ou bien les flics viennent cher­cher mes voisins squat­teurs et ils s’en­gueulent sur le palier de l’im­meuble. J’ai de l’ins­pi­ra­tion à revendre seule­ment en vivant ici.

La mère des enfants est un person­nage très fort : elle élève seule ses enfants et elle a un langage très parti­cu­lier, et elle est très protec­trice. Elle est inspi­rée de ta propre mère, ou de mamans du quar­tier ?

Le person­nage m’est venu en regar­dant par la fenêtre une maman de mon quar­tier qui avait été dans ma classe à l’école, une jeune femme qui a genre quatre enfants et qui leur gueule dessus sur la place du quar­tier. Et moi je la regarde depuis ma fenêtre et je me demande « qu’est-ce qu’il y a derrière cette fille ? Comment vit-elle ? Pourquoi elle est là en train de gueu­ler qu’elle chie sur les morts de tout le quar­tier ? » Me poser des ques­tions sur sa vie en évitant de la juger a fait surgir ce person­nage.

Elle tient beau­coup de ma mère dans sa façon de parler. Ma mère est main­te­nant une femme âgée, qui a décou­vert le monde du zen, l’en­cens, les statuettes de Boud­dha et la médi­ta­tion. Mais quand mon frère et moi on était petits, elle avait la ving­taine, avec deux enfants en bas âge, et elle était sur les nerfs. Elle nous aimait plus que tout, mais elle nous balançait les malé­dic­tions les plus violentes qu’on ait jamais enten­dues. Ça m’a marqué dura­ble­ment, la personne qui te dit qu’elle voudrait que tu crèves est aussi la personne qui t’aime le plus au monde. Et si elle avait appris que quelqu’un nous avait fait du mal, elle lui aurait arra­ché les jambes. J’ai utilisé beau­coup de phrases qu’elle nous disait, et les lecteurs ont adoré. Ma mère moins.

Quelles sont tes inspi­ra­tions graphiques ? Quelles BD t’ont donné envie de t’y mettre ?

Quand j’étais petite, les BD qui m’ont le plus marqué c’est Les six compa­gnons (adap­ta­tion des romans de Paul-Jacques Bonzon parus dans la biblio­thèque verte), c’était une série de trois albums que personne n’avait lus à part moi à ce moment-là, et qui m’ont marquée dura­ble­ment. Je me bala­dais toujours avec ces BD sous le bras jusqu’à ce que je découvre El Víbora, qui était un maga­zine pour adultes publié par La Cúpula, et qui a façonné la personne et l’au­trice que je suis aujourd’­hui. Maria Colino, Gilbert Shel­ton, Robert Crumb, Dave Cooper, Peter Bagge, Jamie Hewlett, Daniel Clowes, Jaime Martín… Ils m’ont appris à un âge précoce que la BD pouvait être diffé­rente de ce que j’avais connu jusqu’ici, et qu’on pouvait racon­ter abso­lu­ment tout. La liberté irré­vé­ren­cieuse de ces bandes dessi­nées est quelque chose que je garde toujours à l’es­prit lorsque je crée les miennes.

Quand j’ai vu tes dessins dans le livre, ils m’ont fait penser à ceux de Ches­ter Brown, c’est une influence que tu reven­diques ?

Eh bien non, mais c’est super ! Ce n’est pas un auteur que j’avais en tête lorsque je dessi­nais Chair à canon, mais je suis enchan­tée si mes dessins peuvent rappe­ler les siens, car c’est un auteur génial. Je suppose qu’a­voir créé ce livre au sein de la maison d’édi­tion qui l’édite en Espagne (La Cúpula), entou­rée de toutes ces BD, a laissé une trace dans le résul­tat final.