Le roman-photo va frap­per là où on ne l’at­tend pas

C’est un fait, il y a un grand retour du ­roman-photo. Il s’est publié une dizaine d’al­bums de romans-photos ces douze derniers mois – entre autres : L’Il­lu­sion natio­nale, de Valé­rie Igou­net et Vincent Jarous­seau (Les Arènes, 2017) ; Mon voisin Brad Pitt, de Lisa Lugrin et Clément Xavier (NA Éditions, 2017) ; Le Syndi­cat des algues brunes, d’Amé­lie Laval (FLBLB, 240 p., 25 euros). Ça peut paraître peu, mais c’est presque autant que toute la produc­tion des quarante années passées. Atten­tion, il faut savoir de quoi on parle quand on dit roman-photo. On parle d’un moyen d’ex­pres­sion et non d’un genre. On parle de quelque chose d’équi­valent, pour le cinéma, à la bande dessi­née. Oserais-je dire qu’on parle d’un art ? Un art qui aurait, jusqu’à présent et pour des raisons basse­ment mercan­tiles, été corseté par un genre : l’eau de rose.

L’eau de rose en roman-photo, c’est à vous dégoû­ter de l’amour. La plupart du temps, c’est indus­triel, la chair n’a pas de saveur, les os se délitent, de la vraie flotte. Alors oui, on met le roman-photo au musée, on rigole de ces filles jeunes et fardées dans les bras de ces messieurs plus âgés et en imper­méable. On aime­rait bien que ce soit plus que ça, mais hélas, ce n’est pas plus que ça, et c’est même moins que ça, car ça occulte ce qu’il y a de plus inté­res­sant dans le roman-photo : le roman-photo lui-même, un moyen d’ex­pres­sion formi­da­ble­ment sous-exploité, qui n’a pas encore rencon­tré son Chaplin, son Hergé. Un moyen d’ex­pres­sion qui utilise la puis­sance du langage de la bande dessi­née. Un moyen d’ex­pres­sion qui a besoin du réel, d’un tour­nage, d’ac­teurs, à l’ins­tar du cinéma. Mais un moyen d’ex­pres­sion en soi, qui peut dire les choses à sa façon, qui n’a pas besoin de ses cousins pour exis­ter.

Il n’y a aucune raison pour qu’on n’ar­rive pas à produire de grandes œuvres en roman-photo, je dirais même que les prochains auteurs de romans-photos ont toutes les chances de créer des chefs-d’œuvre, comme ce fut le cas pour le cinéma ou la bande dessi­née quasi­ment dès leurs débuts. Car le roman-photo demeure un terri­toire ­immense à ­conqué­rir, et il est quasi­ment inex­ploré. Pas grand monde pour s’y risquer, à part les dix pingouins qui ont publié leur livre l’an dernier. Si on compare aux 5 000 BD qui sortent chaque année, ce n’est pas grand-chose.

Il y a moyen d’exis­ter, peut-être même de se faire un nom. Même sans ça : un roman-photo est passion­nant à réali­ser, et pas si compliqué. Pas de gros moyens tech­niques en œuvre, ni de budget pharao­nique. Un seul ­indi­vidu peut faire un roman-photo, ou une petite équipe. C’est là sa grande force : sa simpli­cité, sa légè­reté, et aussi le fait que l’in­dus­trie ne s’in­té­resse pas à lui, qu’il n’est pas en pleine lumière. Tout cela procure une grande liberté d’ac­tion.

Le roman-photo est un art jeune, radieux, qui a claqué la porte de chez ses parents, ces vieux croû­tons englués dans leurs histoires d’amour à deux balles. Il est allé se planquer dans les sous-bois pour y mener une guérilla, il va surprendre, il va frap­per là où on ne l’at­tend pas, et ses troupes vont gros­sir. Car le roman-photo appelle à lui tout ce que l’époque compte de photo­graphes payés une misère par la presse ou les gazettes muni­ci­pales, de cinéastes qui en ont ras-le-bol de perdre des années à finan­cer leurs films, d’au­teurs de BD qui dessinent labo­rieu­se­ment d’après photo, de graphistes qui bossent lamen­ta­ble­ment dans la pub ou tout simple­ment d’au­then­tiques auteurs de romans-photos qui s’ignorent, ou qui en font sans trop y croire. Il appelle à lui tous les produc­teurs d’images qui ont envie de racon­ter des histoires et qui butent pour le faire, parce que tout est bouché, que les « fils de » occupent les meilleures places, que la surpro­duc­tion tous azimuts fait que rien ne marche sans marke­ting agres­sif ou alors il faut un gros coup de bol.

Vous savez pourquoi l’époque est propice au roman-photo ? Parce que c’est la meilleure chose à faire et qu’on en a marre du reste.

Grégory Jarry, auteur et éditeur de bande dessi­née aux éditions FLBLB